(L'entretien - il reste une semaine, pour les non anglophones)

Ca fera 5 ans au printemps prochain que nous travaillons ensemble.

Ensemble, nous avons vécu la naissance et la mort d'une société, dans une équipe très réduite où chacun, en dehors de considérations d'actionnariat, a mis de soi. Des compétences, de l'énergie, de l'huile de coude et dans les rouages.

Quand au bout d'un peu plus d'un an nous avons fait le constat d'échec, notre actionnaire principal nous a engagés l'un et l'autre, l'un comme patron, l'autre comme "mamzelle communcasssssionne" pour un projet qu'il nous fallait inventer à partir d'une idée. Belle, l'idée, mais pas très construite et sans autres exemples à partir desquels réfléchir.

Avant même d'être "expatriés" (enfin on est à un kilomètre, hein), nous étions le village retranché gaulois d'une entreprise de 300 salariés. Nous deux face à des gens qui nous ont traités, pour la plupart, par l'ignorance, et dans certains cas par l'hostilité.

Nous deux à gérer notre Face de Cul.

J'ai découvert au cours de cette expérience Face de Cul-ienne combien il était capable de bienveillance, de remettre tous les jours les compteurs à zéro. Ca m'impressionnait. Et nos ressemblances de valeurs, de vues, de caractère sur certains points, ont fait que notre relation de travail était aussi une relation humaine qui ne s'arrêtera pas, je pense (ou du moins je pensais) le jour où l'un ou l'autre quitterait le navire.

Nous sommes donc maintenant délocalisés au sein d'une autre équipe, beaucoup, beaucoup plus petite, où chacun d'entre nous a sa part de boulot en plus du projet initial.

Il a plusieurs casquettes, enfin nous en avons tous beaucoup, ici, mais il en a vraiment beaucoup. Souvent je lui ai dit qu'il finirait par y laisser sa santé, en riant. Et il encaissait, le boulot, les sautes d'humeur de son équipe, les accidents de parcours et les petites joies du métier, avec une égalité d'humeur surprenante.

Certes je l'ai vu se mettre en rogne, quelquefois. Très rarement. J'ai appris à faire avec, à ne pas penser que c'était un reproche perso.

Depuis quelques mois, les membres de l'équipe connaissant notre lien de longue date sont venus me dire qu'ils le trouvaient bien irascible. J'ai tenté de modérer, d'apaiser les esprits, par loyauté, par manque de goût pour les grands drames d'entreprise, surtout quand on est peu nombreux et où tout prend des proportions énormes.

Je savais qu'il avait quelques raisons de préoccupation personnelles, dont il ne parle pas, ou très très très peu. J'en ignore sans doute beaucoup d'autres.

Mais force m'a été de constater qu'ils avaient raison. Que des colères éclataient pour un oui ou pour un non. Que ce bureau où il était facile de passer une tête quand la porte était ouverte (souvent), était devenu un lieu qu'on évitait tant que possible.

Je me croyais à l'abri de notre histoire amicalo-professionnelle, je pensais qu'il ne serait pas possible de rompre le lien. Qu'un type qui avait versé quelques larmes en annonçant mon accouchement à nos clients ne pouvait pas être aussi un horrible croque-mitaine.

Certains jours je pense que j'ai eu tort.

La grosse boîte a été rachetée par une encore plus grosse et nous devons, maintenant, passer des entretiens périodiques.

Je pensais qu'il s'agirait de formuler formellement les échanges que nous avions sporadiquement autour d'un café ou d'un moment où nous avions un peu de temps pour parler.

Dès que la date a été fixée, je l'ai vu se fermer, me faire des remarques du genre "notre relation professionnelle va changer après l'entretien". Des points qu'ils me demandait de commenter pour ledit rendez-vous qui me paraissaient pleins de sous-entendus (des choses qu'il est supposer considérer comme des compétences et que je trouve très... hors compétences et pleines de pièges potentiels, pour faire simple).

J'ai eu un grand vent de panique. A un moment j'ai cru que pendant toutes ces années, j'avais été simplement manipulée par quelqu'un qui me connait suffisamment bien pour savoir sur quel bouton appuyer.

Et puis j'ai réfléchi, j'ai prix mon RH de L'Amoureux sous le coude pour m'aider à faire le point sur chaque question à laquelle je dois répondre, pris du recul.

Constaté que je ne pouvais rien pour apaiser la colère sous-terraine qui l'anime et que le mieux que je pouvais faire, c'est mon boulot. Même si ça rend les choses plus désagréables.

Depuis la semaine dernière, il y a des journées où je le retrouve. D'autres où indubitablement, il est ailleurs, fermé, rétif, inaccessible.

La date du rendez-vous a été reculée par lui, j'ai encore une semaine pour m'y préparer. Mais je me sens droite dans mes bottes, sûre de ce que j'ai à dire, confiante là où j'étais terrorisée la semaine dernière et je ferais tout pour en ressortir du constructif.

J'ai 4 pages A4 griffonnées à mettre au propre, sous mon clavier. Il faudra que pour mercredi matin ce soit chose faite.

Je sais aussi, en filigrane, que si j'ai par trop perdu ce lien qui faisait l'essentiel de mes raisons de venir bosser presque contente (où est cette joie qui me faisait siffloter le matin d'il y a quelques années ? Envolée ?), il me faudra cesser de procrastiner. Déterminer ce que je veux faire, comment, pourquoi, et fourbir mon CV.

Et je ne sais pas ce qui m'épuise le plus : les montagnes russes du quotidien ici ou repartir dans la grande bataille des chasseurs de compétences...