C'est drôle comme nous avons pris cette habitude à chaque fois que nous mangions ensemble.

Pourtant, je n'aime pas faire goûter mes plats. Sans doute les restes de vie en fratrie où chacun devait se battre pour conserver l'intégralité de son assiette. J'ai tellement entendu, aussi, mon grand-père bougonner : "Si tu en voulais, il fallait en commander", quand nous allions au restaurant. Bien sûr il cédait mais sa râlerie affectueuse m'est restée dans l'oreille.

Il y a quelque chose de la névrose, aussi. Je trouve ce geste de tendre ma fourchette (ou ma cuiller, c'est égal), tellement intime. Les lèvres qui se referment dessus, c'est un peu comme un baiser qu'on se donnerait de loin, non ? Et je n'embrasse pas tout le monde, je n'embrasse même presque plus personne, jamais.

Mais il faut bien l'admettre, depuis 10 ans que nous partagions des repas régulièrement, quel que soit le chic du restaurant ou ce que nous avions dans nos assiettes, tu goûtais mon plat et je goûtais le tien. Et nous nous régalions autant du plaisir de se dire que la prochaine fois, on commanderait celui-ci, celui justement auquel nous avions renoncé pour choisir l'autre, que de ce que nous avions dans nos assiettes.

On se régalait aussi du rituel, même si jamais nous n'avons dit que ces gestes faisaient partie de notre plaisir d'aller au restaurant ensemble.

Aujourd'hui, je suis seule à table, le couvert est mis sur cette nappe à carreaux que tu aimais tant, qui te rappelait ton enfance. La patronne me reconnaît, elle me regarde étonnée : je ne suis jamais venue seule manger ici. Toujours tu étais avec moi, toujours nous venions nous régaler de ses plats succulents autant que généreux. Une sorte de rendez-vous qu'on se fixait à cet endroit, quand on avait des choses à se raconter et qu'on cherchait l'ambiance cosy et chaleureuse, l'endroit dont on ne nous chasserait pas sitôt le café avalé.

J'ai vu dans ses yeux qu'elle hésitait à venir me saluer. Je me prépare. Et les larmes montent.

Je ne me suis pas encore faite à l'idée que tu ne goûterais plus mes plats.

Je ne me suis pas non plus faite à leur goût, qui a perdu toute saveur depuis.


Photo : Alibaba

(Ceci est ma participation au diptyque d'Akynou)